I. A PROPOS DES LETTRES de MARCEL DUPRE à EMILE BOURDON

par le Docteur Louis SAUVÉ
Président de l’Association Emile-Bourdon

Au cours de mes recherches sur la vie d’Émile Bourdon, ancien organiste de la Cathédrale de Monaco, la personnalité de Marcel Dupré s’est révélée à moi sous un jour particulièrement admirable. L’amitié fraternelle qu’il éprouvait pour son collègue de la classe de Guilmant, était telle qu’il fut désemparé à la nouvelle de la terrible maladie obligeant son ami, fin 1911, à quitter le Conservatoire pour entrer en sanatorium. Dès lors, Marcel Dupré n’eut de cesse d’entourer d’affection son ami Émile Bourdon dans le malheur. Une partie des lettres qu’il envoya longtemps fait foi de cette grande amitié. Je remercie Carolyn Shuster Fournier d’avoir eu l’idée de les rendre publiques.

Après avoir encouragé son collègue à écrire ses premières oeuvres pour orgue, c’est encore Marcel Dupré qui l’aida à les faire éditer chez Alphonse Leduc, d’abord un Choral Varié sur l’hymne Ave Maris Stella (1916), puis, lors du retour à la vie, Dix pièces pour orgue (1921), deux ouvrages patronnés par Charles-Marie Widor lui-même. L’une des pièces, les Carillons, connut, toujours grâce à Marcel Dupré, un succès bien au delà des frontières, et ce, au cours d’un périple à la Jules Verne accompli de New-York à Sydney en passant par Londres. C’est encore ce souci de valoriser son ami qui le conduisit à le tenir au courant du succès de sa pièce en termes dithyrambiques : "Tes Carillons, un triomphe ! Partout c’est un, deux, trois ou même quatre rappels ... !" Merveilleux homme ! Quand tout rentra dans l’ordre Dupré accepta avec joie d’être le parrain de son premier fils Gabriel.

C’est enfin Marcel Dupré qui fit la carrière de son ami, lequel, orphelin de sa mère à l’âge de deux ans, restait timide. Il l’aida personnellement à accomplir les démarches pour qu’il puisse se présenter au concours pour le poste d’organiste de Monte-Carlo.

Que j’aie pu attendre si longtemps pour découvrir le vrai caractère de Marcel Dupré me paraît d’autant plus incompréhensible que j’ai eu la chance, dans les années 20 et 30, de l’approcher, et avec lui d’autres grands Maîtres de l’époque quand, venant de sa lointaine Côte d’Azur, Bourdon montait à Paris. J’ai pour excuse mon jeune âge. Alors, quelle fascination exerçait sur moi une personnalité comme celle de Marcel Dupré, maîtrisant avec passion une console de rêve, plus proche du Ciel que de la Terre. A côté, Louis Vierne me semblait patriarcal, par la différence d’âge, l’architecture de la nef, mais aussi ce "front lourd de génie" décrit par son suppléant, mais lourd également de malheurs. C’était le temps où les six postes de souffleurs fonctionnaient encore. J’ai vu ceux de Notre-Dame de Paris. Bourdon racontait qu’à un touriste intrigué, René, le chef des souffleurs, expliqua avec son bégaiement explosif : "Nous pppompons l’eau bénite pour l’année prochaine !" Ou encore : "Mmmonsieur Vierne, on n’est que trois ce matin : fffaudra pas mettre les octaves graves !"

... etc.

   
Portrait de Marcel Dupré peint,
à l'huile, en 1907, par Jeanne Salomé,
amie de la famille Dupré,
(collection : Marie-Josèphe Feldman-Lafond).

IV. LE DERNIER HOMMAGE D’EMILE BOURDON

A SON AMI MARCEL DUPRE

par Carolyn SHUSTER FOURNIER

Comme Marcel Dupré, Emile Bourdon a retrouvé une certaine stabilité dans ses activités d’organiste à la Cathédrale de Monaco et de professeur d’orgue au Conservatoire de Nice (à partir de 1951), comme en témoigne son successeur à ces deux postes, René Saorgin. Cependant, même s’il fut un enfant précoce, il n’avait pas l’ambition de son ami Marcel Dupré, de devenir un artiste de réputation internationale. Il est resté dans son pays d’adoption et a contribué avec humilité à la vie musicale niçoise et monégasque. Selon les comptes-rendus journalistiques de l’époque, aux offices de la Cathédrale de Monaco, il interprétait les oeuvres du répertoire ancien et moderne avec "la plus scrupuleuse fidélité, le style le plus pur et une admirable virtuosité". Selon l’Abbé Dupont, l’ex-directeur du Grand Séminaire de Bordeaux et ami de Joseph Bonnet, ses improvisations comportaient "un accent qui trahit une âme d’artiste chrétien" (publié dans le "Courrier de Bayonne" en 1920). Ses récitals donnés à Nice attiraient toujours l’élite de la ville. Plusieurs de ses oeuvres pour orchestre furent exécutées aux Concerts Classiques du Casino de Monte-Carlo, notamment son Idylle, son Poème élégiaque pour violoncelle et orchestre, ainsi qu’un Trio en mi mineur pour piano, violon et violoncelle.

Cependant, Emile Bourdon a connu les déceptions dans les exercices de ses fonctions. C’était aux sorties de la messe qu’il brillait, puisque la maîtrise chantait davantage pendant les offices. Lorsque Marcel Dupré est venu donner son récital à la Cathédrale de Monaco en 1930, Emile Bourdon regrettait que son ami de 25 ans soit invité au Palais sans lui. Ces récitals donnés à la Cathédrale entre 1926-1936 furent supprimés à la nomination de Monseigneur Rivière. En 1940, sa situation semble s’améliorer lorsque S.A.S. le Prince Louis II de Monaco lui confère l’Ordre de Saint Charles. Pour le remercier, Emile Bourdon lui dédia sa Marche Solennelle, Op. 19, éditée par Bornemann en 1947. Pourtant, en 1951, il pensa être nommé titulaire de l’orgue du Palais, qu’il inaugura le jour de Pâques 1951, mais ce fut son élève Georges Blanchi, l’organiste de Saint-Martin, qui fut nommé. Enfin, ce fut Marcel Dupré qui réinaugura le Grand Orgue, restauré par Maurice Puget, en janvier 1953. En 1956, Emile Bourdon compose un Cortège Nuptial, Op. 38, dédié à S.A.S. le Prince Rainier III et à Madame la Princesse Grace de Monaco, pour la célébration de leur mariage en l’Eglise Cathédrale le 19 avril 1956. Cette oeuvre, qu’Emile Bourdon avait jouée à l’issue de la messe de mariage, ne fut jamais publiée. Malgré ses activités multiples comme professeur et organiste, Emile Bourdon gagnait le minimum de ce qu’il fallait pour vivre. De plus, ce n’étaient ni la publication, ni l’exécution de ces oeuvres qui lui apportaient un supplément de ressources.

... etc.

   
Marcel Dupré se faisant prendre en photographie,
(collection : Marie-Josèphe Feldman-Lafond).