LE MONDE MUSICAL

L’ORGUE ET LES ORGANISTES

Fondateur : Jean HURÉ



L’Importance de l’Orgue aux Etats-Unis et au Canada(1)
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       M. Marcel Dupré, de retour d’Amérique, a bien voulu nous communiquer ses impressions.

       Je reviens pour la sixième fois des Etats-Unis et du Canada, après y avoir donné, en octobre et novembre, quarante-huit récitals, dans les principales villes, de New-York à la Côte du Pacifique que j’ai longée depuis Vancouver jusqu’à San Francisco.

       Une fois de plus, je rentre enchanté de mon séjour là-bas. Pour un organiste, l’Amérique est indéniablement un pays extraordinaire. On y aime l’orgue et l’on s’y intéresse à un degré dont on n’a aucune idée chez nous. De là son développement prodigieux. Des instruments splendides se trouvent partout, non seulement dans les cités importantes, mais aussi dans les petites villes ; dans les églises et les temples bien entendu, mais encore dans les salles de concerts, les musées, les salles municipales, etc., et ceci, d’un bout à l’autre du pays.

       Je n’étais pas allé aux Etats-Unis et au Canada depuis octobre 1929, et j’avoue avoir longuement hésité avant d’y retourner, craignant que les années de crise n’eussent brisé le magnifique élan vers l’orgue dont j’avais constaté la force grandissante au cours de mes cinq tournées précédentes. Aussi quels n’ont pas été ma surprise et mon émerveillement en présence de nombreux instruments nouveaux et de salles de concerts nouvelles qui sont des chefs-d’œuvre d’architecture et de goût, pour ne citer que celle de ce délicieux Museum of Arts de Tolédo, ou encore celle des Eaton Store de Toronto, grands magasins où, au 7ème étage, vous trouvez une salle adorable avec un orgue de cent jeux, et quel orgue !

       C’est dans cette même ville de Toronto qu’à mon arrivée au York Hôtel, je fus reçu par la Direction en ces termes : « Nous sommes heureux de vous revoir ici et nous avons pris les dispositions nécessaires afin que vous puissiez travailler votre orgue autant qu’il vous plaira ». Il y a, en effet, dans cet hôtel, une grande salle avec un orgue de 145 jeux !

       Si les instruments se multiplient ainsi et si l’on ne conçoit guère là-bas de salle de concert sans un orgue, c’est évidemment que l’orgue y fait partie intégrante de la vie musicale et répond à un besoin du public. Des foules impressionnantes ont assisté à mes récitals et, en maintes villes, des groupes nombreux sont venus de trois et quatre cents kilomètres à la ronde pour écouter deux heures d’orgue.

       Pareil empressement doit surprendre ici, car, contradiction étrange, notre pays qui renferme une pléiade de magnifiques organistes issus de cette vieille école d’orgue française dont on parle avec admiration à l’étranger, notre pays est l’un de ceux où l’on s’intéresse le moins à l’orgue. Il y a bien quelques initiatives individuelles, quelques efforts isolés pour faire jaillir l’étincelle, mais la flamme reste circonscrite et ne se propage pas. Elle n’atteint pas la masse.

       En Amérique, on cherche à rendre l’orgue populaire et l’on y réussit. Les municipalités, par exemple, déploient beaucoup de zèle. C’est Chattanooga où des concerts d’orgue réguliers sont donnés le dimanche par l’organiste municipal. C’est San Francisco dont l’hôtel de ville contient une salle de 10.000 places avec un orgue splendide, dans laquelle des concerts d’orgue sont organisés par les autorités municipales. C’est San Diego, en Californie, où un organiste titulaire est chargé de donner des récitals à la population. Dans un parc admirable se trouve un grand orgue en plein air et, pendant toute l’année, des concerts d’orgue ont lieu l’après-midi. Quotidiens avant la crise, ils sont maintenant réduits à quatre par semaine.

       Mais peut-être pourrait-on expliquer cet état de choses par le fait que, si chez nous la musique a peu de place dans l’éducation, et l’orgue encore moins, elle en a une aux Etats-Unis où les écoles, les collèges, les Universités possèdent chapelles, salles, auditoriums pourvus d’orgues, et convient souvent la jeunesse à entendre concerts et récitals.

       J’ai joué, par exemple, à Rochester (Minnesota), dans une high-school, école mixte fréquentée par garçons et filles de 14 à 18 ans. « Ce concert », m’avait fait dire la Directrice de l’Ecole, « est destiné tout d’abord aux huit cents élèves qui y assisteront, et je vous demanderai, en établissant votre programme, de penser, non pas seulement au public qui viendra du dehors, mais à eux ». Quel auditoire attentif et vibrant ce fut !

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